Cueillette toscane avec Bombay Sapphire
On a parfois l’impression que l’époque désormais révolue où l’amateur de cocktails, et plus particulièrement l’amateur de G&T, devait se réfugier dans un bar de palace pour trouver un breuvage digne de ce nom, appartient à un autre siècle. Et pourtant, elle n’est pas si lointaine. A cette époque, on se sentait tout heureux d’entre-apercevoir derrière le bartender une bouteille de gin verte pour Tanqueray, ou une bleue pour Bombay Sapphire. Il y avait même une forme de connivence qui se formait à l’énoncé de ce London Dry Gin aux reflets céruléens immédiatement reconnaissables.
En bref
Mais il n’en pas toujours été ainsi. D’abord nommé Warrington Gin par son créateur Thomas Dakin en 1761, le spiritueux à base de baies de genévrier fut rebaptisé Bombay Dry Gin en 1959 par Allan Subin qui voulait un produit aux accents fleurant bon les colonies britanniques, pour séduire les Américains. Ce n’est qu’en 1986 que Michel Roux, un Français installé à Miami, le transforma en Bombay Sapphire, un clin d’œil à « Star of Bombay », un saphir de 182 carats que Douglas Fairbanks offrit à sa femme durant les années folles, et surtout créa cette fameuse bouteille bleue qui la distingue de tous les concurrents.
Il y eut certes des ajustements dans la recette depuis sa création par Thomas Dakin, on est passé de 8 botaniques (genièvre, coriandre, réglisse, citron, iris, cassier, amandes et angélique) à 10 (Michel Roux y ajouta les baies de cubèbe et des graines de paradis), mais on peut dire que le Français a eu le nez creux, puisque Bombay Sapphire est aujourd’hui le leader européen sur le secteur des Gins Premium. Toutefois, en dépit des millions de litres vendus à chaque exercice, alors que la guerre des gins fait rage depuis quelques années, ouvrant la voie à des centaines de nouvelles marques, il est rassurant d’apprendre que ce produit désormais connu de tous bénéficie d’un savoir-faire qui est tout sauf industriel.
Ainsi, nous sommes partis dans les montagnes, près de Caprese Michelangelo, berceau de Michel-Ange, au croisement de la Toscane, des Marches et de l’Emilie-Romagne, pour rencontrer Ivano Tonutti, le maître botaniste de Bombay Sapphire. Ce docteur en chimie est depuis 30 ans dans la maison, et il est responsable de chaque botanique employée pour la fabrication du gin. Toute l’année il voyage à travers le monde pour identifier les meilleurs produits, mais c’est ici qu’il tire la baie de genièvre, un produit délicate et capricieux que l’on utilisait dans la région depuis le XIVème siècle pour la médecine, notamment pour désinfecter les maisons lors de la Peste Noire. Il n’existe pas de plantations de baies de genièvre, ça ne prend pas, tout simplement, nous raconte Ivano.
Aussi a-t-il recours à des gens comme Leonello Pastorini et son épouse, deux habitants du pays désormais à la retraite, et qui arrondissent leurs fins de mois en arpentant les sentiers escarpés de la montagne, qu’il pleuve, vente ou neige. Comme pour les cèpes, ils ont leurs coins qu’ils ne dévoilent pas. Ils récoltent pourtant des centaines de kilos de baies chaque saison. Le geste est brutal et précis, afin de ne faire tomber que les baies mûres dans le tamis, les autres doivent continuer à vivre leur vie sur le buisson.
C’est grâce à des gens comme ce couple que perdure le mythe et la qualité des spiritueux de Bombay Sapphire, ainsi que le plaisir qu’ils procurent. Pas grâce à des tableaux Excel, des business plans, des gens qui veulent sauver le climat depuis le dernier iPhone ou des ivrognes de boîtes de nuit. Grâce à des septuagénaires qui sillonnent la montagne en dépit de leur âge avancé et un ancien pharmacien qui a du nez. C’est ironique, non ?
Par ailleurs, pour les aficionados du Dry Martini, je recommande vivement le Star of Bombay, découvert à cette occasion : intense, épais, complexe avec une touche de bergamote de Sicile et des graines d’ambrette d’Equateur. Une élégante manière de réfléchir à la vanité de la consommation.