L’éloge de la complexité
Il y a un an, je prenais la plume pour hurler ma rage de vivre ainsi que ma rage d’assister impuissant au massacre de gens dont je partageais bon gré mal gré une paisible existence parisienne. C’était le 13 novembre 2015. Une nuit qui à maints égards fut révélatrice du pire comme du meilleur, et malheureusement comme souvent, du meilleur dans le pire. Le pire ? la mort, la stupeur, l’incompréhension, la crainte de perdre ses proches lorsque ce n’est la douleur de les perdre. Aujourd’hui encore, une boule de chagrin me prend à la gorge à la seule évocation des victimes de ces attentats. Elles qui ne méritaient rien d’autre que de continuer à être des parisiens râleurs, n’aimant rien et buvant de la mauvaise bière sur une terrasse en plein hiver, la clope au bec, le cuir chevelu cramé par des réchauds de fortune, et les arpions gelés par le bitume humide. Comme j’aurais voulu continuer à vous moquer, vous et votre fangeux Canal St Martin, vous et votre concert de groupe de rock moyen. Et comme je pleure votre disparition.
Lumières
Dans ce pire, il y eut des moments de grâce que j’avais volontiers partagé sur les réseaux sociaux. Ces moments mettaient en scène et en lumières ceux dont le travail rend la vie plus belle et plus facile. Je voudrais à nouveau remercier les équipes du Mandarin Oriental Paris pour avoir recueilli ma compagne d’infortune et moi ce soir-là, alors que nous ne savions où aller après que l’hôtel voisin nous ait grossièrement mis à la rue. Merci de nous avoir préparé une chambre au débotté et mis à disposition un bar à vider. C’était primordial et salvateur. Je me souviens qu’à 23h passées, M. Philippe Lebœuf, directeur de l’établissement, était revenu de son domicile pour s’assurer du parfait fonctionnement du palace, les équipes étant restées disponibles et avenantes tout au long de la nuit, malgré une peur et une angoisse palpables. Le professionnalisme sans faille de cet hôtel a été récompensé le matin suivant par un taux d’annulation de 50%, à mesure que les nouvelles des attentats de Paris s’ébruitaient dans le monde entier. Tout un symbole.
« Le drame de notre temps, c’est que la bêtise se soit mise à penser. » Jean Cocteau
L’hôtellerie de luxe, tout comme la gastronomie cet autre fleuron du tourisme française, est un symbole d’excellence et savoir-faire. Un palace est une ville dans la ville, une machine humaine, complexe et intelligente dont chaque rouage est finement élaboré pour fonctionner à l’instar d’une complication dans une montre ; de surcroît, c’est le fruit d’une vision autour de laquelle des centaines d’artisans se rassemblent pour y insuffler la vie. De la femme de chambre anonyme à Thierry Marx en cuisine, c’est le refus de la compromission et de la médiocrité, car il n’y a pas de réelle beauté sans complexité.
Cette belle complexité est l’antithèse des hordes barbares illettrées et incultes d’ici et d’ailleurs : c’est l’attention, la curiosité, l’ouverture au monde et, par extension, la culture, le savoir-faire et sa transmission… tout ce qui permet de comprendre le présent et de construire le futur. Finalement, dans notre monde, tout passe par l’éducation : on apprend l’histoire, les arts et les lettres, comme on apprend à déguster un vin ou savourer la création d’un chef. La culture est une menace permanente pour le totalitarisme qu’il soit politique ou religieux.
Vivre dans un palace
Aussi, plus que jamais, soyons bien élevés, dans les deux acceptions du terme : prenons de la hauteur et faisons honneur à notre éducation. Incluons plutôt qu’exclure, valorisons enfin la culture et l’intelligence, et par-delà celle-ci, cette éducation qui est leur mode de perpétuation.
Tâche peu aisée après 50 ans d’abrutissement, de consommation de masse et de média de masse, à l’heure où un troll de Twitter est devenu l’homme le plus puissant de la planète, mais il s’agit sûrement du prix à payer pour continuer à vivre dans un pays qui est un palace comparé au reste du monde.
Peut-être est-il temps de faire à nouveau la révolution, de mener un coup d’état intellectuel afin d’embrasser la complexité et de détrôner le fâcheux simplisme, ce faux jumeau de la simplicité.